
La salle de l’auberge était bondée. Emil et Fritz, ainsi que quelques autres membres du parti, avaient pris place au premier rang, Fritz devant intervenir dans la discussion au nom du parti. L’orateur appartenait à la grande bourgeoisie et défendait son point de vue : « La France doit être forte, elle doit construire des forteresses, elle doit entretenir une armée puissante, car seule la puissance peut contraindre les Allemands à remplir leurs obligations. Les réparations – qui auraient été beaucoup plus élevées si l’Allemagne était sortie victorieuse de la guerre – ne pourront être perçues que si l’Allemagne sait que la force de la France est supérieure à la sienne. C’est pourquoi, Messieurs, seules une armée forte et une France forte offrent la garantie de la paix que nous voulons tous conserver, » conclut-il sous les applaudissements frénétiques de l’auditoire. La discussion libre fut alors ouverte. Fritz demanda et obtint la parole. Il avait pourtant le visage un peu rouge en prenant place au pupitre. « Messieurs, en tant que représentant du parti socialiste... » Le reste de la phrase se perdit dans un tumulte indescriptible qui balaya la salle comme un ouragan. Un instant, son œil erra presque désespérément sur ces gens enragés, hurlant sauvagement, se comportant comme des fous, mais il s’arrêta sur Emil et les autres camarades qui criaient à pleins poumons « Silence ! Silence ! Laissez-le parler ! » Il s’étira alors en hauteur, une force insoupçonnée monta en lui, le fit grandir, raffermit ses muscles, aiguisa son regard, fit enfler sa voix et ses mots résonnèrent dans la salle en grondant : « J’ai grandi sur le même sol que vous, j’ai dû partir à la guerre avec vos frères et vos fils, dont tellement gisent morts dans les vastes champs enneigés de Russie et à l’ouest sous une simple croix de bois ou dans une fosse commune ; j’ai été moi-même gravement blessé et je suis rentré miséreux avec des chaussures déchirées, comme tous ceux d’entre vous qui y ont été – et vous ne voulez pas me laisser parler ? » Le silence se fit soudainement dans la salle. Ce n’était plus le représentant d’un parti qui se tenait derrière le pupitre, mais le frère – le fils. Il fallait l’écouter. « Nous voulons la paix » , continua-t-il et sa voix s’adoucit, « là-bas, la mort devant nous, déjà presque retirés de ce monde, pour quoi avons-nous cru devoir donner notre vie, qu’y avait-il encore dans les yeux fixes de nos frères morts : le désir ardent de paix...
Details
- Publication Date
- Apr 25, 2022
- Language
- French
- Category
- Fiction
- Copyright
- All Rights Reserved - Standard Copyright License
- Contributors
- By (author): Pierre Claude, Translated by: Karl Goschescheck
Specifications
- Pages
- 90
- Binding Type
- Paperback Perfect Bound
- Interior Color
- Black & White
- Dimensions
- US Trade (6 x 9 in / 152 x 229 mm)